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La Naissance de la Tragédie

La Naissance de la Tragédie a été vivement critiquée par de nombreux spécialistes respectés de la littérature grecque. Le philologue Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff était particulièrement véhément, qui dénonçait l’œuvre de Nietzsche comme floue et trompeuse. Poussé par Nietzsche, Erwin Rohde — un ami qui avait écrit une critique favorable qui a déclenché le premier débat désobligeant sur le livre — a répondu en exposant les citations inexactes de Wilamowitz-Moellendorf de l’œuvre de Nietzsche. Richard Wagner a également publié une réponse à la critique de Wilamowitz-Moellendorf, mais son action n’a servi qu’à caractériser Nietzsche comme le laquais du compositeur.

Dans sa dénonciation de la Naissance de la tragédie, Wilamowitz dit:

Herr N…. est également professeur de philologie classique; il traite une série de questions très importantes de l’histoire littéraire grecque. … C’est ce que je veux éclairer, et il est facile de prouver qu’ici aussi le génie imaginaire et l’impudence dans la présentation de ses revendications sont en relation directe avec son ignorance et son manque d’amour de la vérité. … Sa solution est de rabaisser la méthode historico-critique, de gronder toute vision esthétique qui s’écarte de la sienne et d’attribuer une « incompréhension complète de l’étude de l’antiquité » à l’époque où la philologie en Allemagne, notamment à travers les travaux de Gottfried Hermann et Karl Lachmann, a été élevée à une hauteur sans précédent.

En suggérant que les Grecs auraient pu avoir des problèmes, Nietzsche s’éloignait des traditions savantes de son époque, qui considéraient les Grecs comme un peuple heureux, peut-être même naïf et simple. L’œuvre est un tissu de philologie professionnelle, de perspicacité philosophique et d’admiration pour l’art musical. En tant qu’ouvrage de philologie, il a été presque immédiatement rejeté, détruisant pratiquement les aspirations académiques de Nietzsche. Le thème musical était si étroitement associé à Richard Wagner qu’il devenait gênant pour Nietzsche une fois que lui-même avait atteint une certaine distance et une certaine indépendance vis-à-vis de Wagner. Il s’agit donc de la première œuvre philosophique complète et publiée de Nietzsche, dans laquelle une batterie de questions sont posées, identifiées de manière sommaire et auxquelles on répond de manière interrogative.

Marianne Cowan, dans son introduction à la Philosophie de Nietzsche à l’Âge tragique des Grecs, décrit la situation en ces termes:

La Naissance de la Tragédie présentait une vision des Grecs si étrangère à l’esprit de l’époque et aux idéaux de son érudition qu’elle a gâché toute la carrière académique de Nietzsche. Cela provoqua des pamphlets et des contre-pamphlets qui l’attaquaient pour des raisons de bon sens, d’érudition et de santé mentale. Pendant un temps, Nietzsche, alors professeur de philologie classique à l’Université de Bâle, n’avait pas d’étudiants dans son domaine. Ses conférences ont été sabotées par des professeurs de philosophie allemands qui ont conseillé à leurs étudiants de ne pas se présenter aux cours de Nietzsche.

En 1886, Nietzsche lui-même avait des réserves sur l’œuvre, et il publia une préface dans l’édition de 1886 où il réévalua certaines de ses principales préoccupations et idées dans le texte. Dans ce post-scénario, Nietzsche a qualifié La Naissance de la tragédie de « livre impossible… mal écrit, lourd, embarrassant, fou d’image et confus d’image, sentimental, saccharine jusqu’à l’effémination, inégal dans le tempo, sans volonté de propreté logique. Pourtant, il a défendu le « livre arrogant et rhapsodique » pour avoir inspiré des « camarades rhapsodiers » et pour les avoir attirés vers « de nouveaux chemins secrets et des lieux de danse. »

En 1888, dans Ecce Homo, Nietzsche était de nouveau à l’attaque. Il défend la Naissance de la tragédie en déclarant :  » indifferentElle est indifférente à la politique, – ‘non-allemande’, pour reprendre le langage du temps présent – elle sent l’hégélien offensif, et le parfum cadavérique de Schopenhauer ne colle qu’à quelques formules. Une  » idée  » — l’antithèse du Dionysiaque et de l’Apollinien – traduite en métaphysique; l’histoire elle-même comme le développement de cette « idée »; dans la tragédie, cette antithèse est sublimée en une unité; sous cette perspective, des choses qui ne s’étaient jamais affrontées auparavant sont soudainement juxtaposées, utilisées pour s’éclairer et comprises… L’opéra, par exemple, et la révolution.— Les deux innovations décisives du livre sont, d’abord, sa compréhension du phénomène dionysiaque chez les Grecs: pour la première fois, une analyse psychologique de ce phénomène est proposée, et il est considéré comme une racine de l’ensemble de l’art grec. L’autre est la compréhension du socratisme: Socrate est reconnu pour la première fois comme un instrument de désintégration grecque, comme un décadent typique. La « rationalité » contre l’instinct. La « rationalité » à tout prix comme une force dangereuse qui mine la vie!- Silence profond et hostile sur le christianisme tout au long du livre. Ce n’est ni apollinien ni dionysiaque ; cela nie toutes les valeurs esthétiques — les seules valeurs que la « Naissance de la Tragédie » reconnaît: c’est nihiliste au sens le plus profond, alors que dans le symbole dionysiaque, la limite ultime de l’affirmation est atteinte. Il y a une allusion aux prêtres chrétiens comme une « sorte de nains vicieux » qui sont « souterrains »… »

Dans le titre de son roman La Montagne magique, Thomas Mann fait allusion à un passage de La Naissance de la tragédie, et l’influence de l’œuvre de Nietzsche peut être vue dans le personnage du roman Mynheer Peepercorn, qui incarne le « principe dionysiaque ».

Dans le contexte d’une étude critique de l' »humanisme athée » de Nietzsche, l’influent théologien catholique Henri de Lubac l’a considéré comme « une œuvre de génie », et a consacré plusieurs pages de son étude à expliquer la relation entre la pensée primitive de Nietzsche et le christianisme.